L’artiste dans la municipalité

Conférence donnée par René Derouin, Colloque L’Art et la ville, Laval, 16 mai 2007

Le processus de création des artistes est influencé par l’environnement dans lequel ils évoluent au quotidien. Le contraire est également vrai en ce sens que cet environnement est également transformé dans une certaine mesure par le travail de création des artistes qui l’habitent.

Certaines municipalités où je vis comme artiste présentent d’immenses contrastes entres elles. Qu’il s’agisse de Montréal, Val-David, Mexico ou Puebla, chacune de ces municipalités possède sa culture propre et sa communauté distincte, différente. Des quatre mille habitants de Val-David, au vingt-quatre millions de personnes vivant à Mexico, les contrastes abondent et inspirent directement la création.

Façonné par l’environnement

J’estime qu’habiter ces lieux de culture est une véritable chance car trop nombreuses sont les municipalités sans artistes ou sans culture dans cette Amérique qui nous entoure. Ce sont des lieux érigés à coups de clichés et de médiocrité importée, des villes préfabriquées et dépourvues d’âme où l’on passe sans vouloir s’y arrêter.

Les rapports des créateurs avec leurs municipalités sont importants et significatifs. Il arrive souvent que les artistes se regroupent spontanément dans certains quartiers encore peu développés, là où la vie ne coûte pas trop cher car ils ont besoin d’espace pour leurs ateliers. Ce critère n’est cependant pas le seul à guider leur choix. Les artistes recherchent aussi la convivialité et la tolérance propres à ces communautés en émergence. Ce sont par définition des marginaux qui, par leurs comportements, façonnent quotidiennement l’esprit et l’identité des lieux où ils vivent. Bien des années après leur passage, leurs œuvres nous rappellent que ces lieux ont été redéfinis par l’existence d’une certaine communauté de pensée. En les visitant comme touristes, nous pouvons partager ces moments de l’histoire et de la vie des créateurs. Paris est l’exemple idéal de ce phénomène car chaque quartier y est habité par la mémoire de la culture et de l’histoire.

Les artistes, initiateurs de changement et créateurs de richesse collective

Non seulement les artistes protègent-ils, conservent-ils et mettent-ils en valeur les lieux où ils vivent, mais ils se retrouvent souvent eux-mêmes victimes de la richesse qu’ils ont contribué à créer. De nombreux quartiers sont ainsi devenus trop chers à habiter pour les créateurs qui en ont fait la réputation. À chaque lieu où les artistes s’installent, la spéculation ne tarde pas à y arriver. Le quartier Soho de New York en est l’exemple typique. Aujourd’hui, les artistes ne peuvent y vivre et doivent plutôt élire domicile en périphérie de l’île de Manhattan. Plus près de nous, notre désormais célèbre Plateau Mont-Royal a récemment connu le même phénomène.

La régionalisation de la culture

Il y a actuellement une grande évolution des perceptions quant à la question culturelle dans les municipalités. De nouveaux questionnements et un intérêt accru pour les choses culturelles sont perceptibles dans les municipalités situées en dehors des grands centres. Cette tendance est relativement nouvelle et j’estime qu’elle est en grande partie créée par l’arrivée de nouveaux argents investis par les gouvernements dans la régionalisation de la culture. Je perçois également un curieux phénomène d’épuisement des ressources touristiques à travers le Québec; le touriste d’aujourd’hui voyage beaucoup, demande beaucoup et ne passera pas quinze jours de vacances dans une seule municipalité. Cette époque est révolue. Il faut désormais développer des sites d’intérêts majeurs pour retenir plus longtemps ce touriste de passage. Il s’est ainsi créé une compétition entre les municipalités pour se démarquer et plusieurs intervenants sont persuadés que la culture est la seule solution viable à cet effet.

Attention aux fac-similés

Les initiatives culturelles qui émanent de cette nouvelle tendance sont parfois affligeantes. Alors qu’il n’y a jamais eu un seul peintre vivant dans telle municipalité, aucune tradition picturale, on décide par exemple d’y créer un symposium de peinture. À la recherche d’un concept porteur, on essaie d’instaurer des médiévales dans une municipalité qui n’a pas cent ans d’existence… Bref, on voudrait relancer des villes en difficulté en misant sur la culture, mais de quelle culture peut-on vraiment parler? C’est l’équivalent d’ouvrir une mine de fer à un endroit où il n’y aurait pas de minerai. Voilà un aspect particulièrement inquiétant dans le processus actuel de régionalisation des budgets culturels.
La culture est un ensemble de petites et grandes choses, souvent reliées de près aux gens et à leur histoire ou encore à la géographie des lieux. C’est à partir de ce patrimoine essentiel qu’il faut chercher à travailler. Cette réalité fondamentale est trop souvent oubliée par ceux et celles qui cherchent à développer des initiatives culturelles. La culture doit avant tout servir le bien-être des citoyens et s’identifier à ceux-ci avant de vouloir constituer un attrait pour d’éventuels touristes.

L’artiste dans la municipalité

Quel doit être le rôle de l’artiste dans la municipalité ? Quel rôle l’artiste est-il prêt à assumer? Il y a quelques années, nous n’aurions pas osé poser ces questions. Avec l’émergence de nouveaux courants de pensée et d’une préoccupation plus profonde quant à l’importance des artistes dans l’économie de nos sociétés, ces interrogations sont aujourd’hui devenues d’actualité. Dans cette optique, nous devons réexaminer le statut que nous accordons aux artistes à l’intérieur de notre société.

Lors du premier symposium LES TERRITOIRES RAPAILLÉS, tenu à Val-David en 1995, notre invité d’honneur, Gaston Miron, avait présenté La Marche à l’amour, à l’église de Val-David. Lors de l’ouverture, Miron était très ému quand le maire Laurent Lachaine l’avait officiellement déclaré citoyen d’honneur de la municipalité. Il avait alors surpris son auditoire en affirmant : « Je suis très touché, vous êtes la première municipalité au Québec à me nommer citoyen d’honneur après cinq villes de France » Nous venions de réaliser un bel exemple d’intégration de l’artiste à sa communauté.

Aménager un territoire, une idée d’artiste

En fréquentant des créateurs du Mexique et de l’Amérique Latine, où le statut de l’artiste est plus affirmé qu’ici, j’ai pu constater l’existence de nombreux organismes créés par certains d’entre eux pour donner une pérennité à leur culture. De nombreux musées, ateliers ou fondations y portent souvent le nom de l’artiste. Il existe notamment à Mexico plusieurs musées qui portent les noms d’artistes mexicains. Cherchez un musée portant le nom d’un artiste québécois, cherchez une polyvalente, une école et vous vous apercevrez rapidement qu’ils ne sont pas légion. La peur de la critique! La peur d’imposer un nom! La peur de la mémoire et de se nommer. Les comités et les structures de l’État contribuent à perpétuer cet anonymat, mais un artiste ne doit pas demeurer anonyme si son œuvre est signifiante.

Territoire et municipalité

Nous avons tendance à n’entrevoir la diffusion de la culture que dans certains espaces traditionnels comme les galeries d’art, les musées, les centres d’expositions ou les salles de concert. L’idée d’utiliser le territoire comme un espace de culture et de convaincre une municipalité de s’y associer comme partenaire est un défi de taille.
Essayez d’imaginer le visage que présenteront les Laurentides dans une vingtaine d’années. Aujourd’hui, la route 117 et la rue principale sont déjà encombrées par l’afflux touristique et la circulation automobile qui s’y rattachent. Il est impératif de se rappeler pourquoi les gens viennent dans cette région et dans cette municipalité : pour la culture et l’environnement de la nature. Si nous ne conservons pas un maximum d’espaces verts, si nous ne protégeons pas la nature avec des projets culturels, nous allons possiblement connaître un développement spectaculaire, mais le village ressemblera à un dortoir, une banlieue-mouroir de Montréal.

Les politiques culturelles et les petites municipalités

Un autre point essentiel à propos des politiques culturelles réside dans le fait que les décideurs – le CALQ, le MCC, le CAC et le Patrimoine Canadien – doivent mieux comprendre que travailler en région requiert des accommodements avec la communauté artistique, les citoyens et les partenaires municipaux. Travailler de concert avec les gens de la région et en fonction des politiques municipales engendre une complexité des relations que nos pairs sur les comités de sélection de ces organismes ignorent trop souvent en tant que valeur importante de la culture régionale. Ainsi, si je réalisais un symposium dans un grand centre urbain, je pourrais me contenter de consulter presque essentiellement le milieu des artistes et de la culture. La population n’y serait que faiblement impliquée. La réalité est toute autre lorsque le projet est lié à une municipalité et à un territoire. Cet aspect doit être davantage pris en compte par les décideurs culturels.

La municipalité comme leader de la culture

La municipalité a un rôle primordial à jouer pour rendre nos milieux de vie plus conviviaux et enrichir notre quotidien. Elle doit encourager l’aménagement de lieux publics où les citoyens peuvent partager une histoire, une culture et une mémoire. Les églises ont déjà joué ce rôle au Québec. Il faut désormais rebâtir cette idée de place publique autour de la culture et plusieurs municipalités du Québec ont déjà mis en place des projets en ce sens. La municipalité est le centre de décision le plus efficace pour améliorer notre environnent immédiat ou l’enlaidir, pour conserver le patrimoine ou le faire disparaître. Les maires des villes ont en ce sens une responsabilité importante, celle de construire le patrimoine de demain. Je considère que l’artiste doit aussi s’engager sur ce plan en agissant au sein des comités de citoyens et des comités sur la culture ou le patrimoine.

Un maire d’une municipalité des Laurentides me disait dernièrement : « Nous commençons à penser la culture à partir de nous et pour notre public ». Je lui ai répondu « Enfin, fini les projets bidons dans l’attente de touristes supposément impatients de venir nous visiter ».

L’artiste et la création

Celle-ci n’est pas linéaire ou tributaire uniquement de l’histoire de l’art. Elle est changeante et se réinvente à chaque époque. Le processus créatif est influencé par le lieu où il s’effectue et les caractéristiques du pays où se situe celui-ci. Si Florence, Paris et Mexico existent comme lieux de patrimoine mondial, c’est en grande partie le résultat de décisions politiques prises par des personnages ayant fait preuve de clairvoyance et ayant privilégié l’établissement de liens étroits entre l’art et le public.

À lui seul, l’artiste ne peut influencer tant de choses. Il doit attendre la commande. Tout bon architecte, tout bon compositeur, tout grand sculpteur dépend, dans une certaine mesure, de l’appel de la société s’il veut réaliser de grandes œuvres publiques. Cela pose la question de l’engagement sur le terrain et au sein même de la communauté. Cette démarche est loin d’être facile. Comme artiste, il faut savoir mettre son égo de côté, sortir de son isolement, s’affranchir de cette carapace devenue trop souvent confortable.

Il faut arrêter de propager l’idée que l’artiste, pour être intègre et crédible, doit s’exclure et rester en marge de sa communauté. La Renaissance a produit son lot d’œuvres majeurs, issues de luttes quotidiennes menées par des artistes entrepreneurs et socialement engagés. Les œuvres de ces artistes sont partie intégrante de l’histoire et sous-tendent les luttes idéologiques, politiques et économiques de leurs époques respectives. Pour en arriver là, il fallait assurément que leurs créateurs agissent comme des facteurs de changement et de réflexion au sein même de leur communauté et, par extension de leur municipalité. Cessons de nous gaver de discours sur la pseudo-intégrité et constatons plutôt la décevante réalité : des artistes sans public fossilisés par l’appui des institutions.

Il est temps pour les artistes de réagir en réintégrant l’espace public au quotidien. Leur indépendance et leur liberté comme créateurs en dépendent. En création, la liberté fait foi de tout. Il faut rechercher et créer de nouveaux publics. Nombreuses sont les personnes désireuses de s’intéresser à l’art pour qui ses modes de diffusion demeurent toutefois rébarbatifs. Afin de remédier à ces carences, nous devrons pouvoir compter sur l’implication des décideurs publics et la mise en place de nouveaux partenariats entre artistes et municipalités, entre créateurs et communautés. Ces ententes de collaboration constituent les vecteurs d’avenir de notre développement et de notre identité.

René Derouin

Haut de page