Je vous écris en tant qu’artiste

Texte publié dans la revue Dialogis, Arts et société, hiver 2004.

Vivant uniquement de mon art, je vous écris en tant qu’artiste praticien, jour après jour depuis 1955, presque 50 ans déjà. Je constate que depuis une dizaine d’années, mon travail en atelier me fait négliger les réalisations actuelles des nouvelles générations et que je manque d’informations sur la démarche globale de votre génération.

Je peux le constater à la lecture des revues d’arts actuels auxquelles je suis abonné et que je lis attentivement. Cela m’a fait hésiter longtemps avant de répondre à vos questions et, surtout, de le faire par l’écrit. Je m’interrogeais sur l’utilité que cela pouvait avoir, sachant que ce texte serait lu par une génération d’artistes habitués aux communications rapides, à Internet, aux brusques changements de société. Je doutais de leur intérêt à lire des propos tirés d’une mémoire d’un autre âge. Malgré tout, j’accepte de témoigner, avec tous les risques que l’on court dans notre milieu de l’art d’écrire un texte d’opinions en tant qu’artiste.

Je trouve la situation actuelle du milieu de l’art complexe, fragile et frileuse. Le milieu des arts visuels est riche en organisations structurées et en artistes de talent, la plupart bénévoles dans leurs interventions, faute de fonds. Il manque actuellement de présence dans les voies médiatiques concernant l’importance des arts visuels sur la scène publique. Les artistes sont en train de disparaître complètement des grands médias de communications, où se joue un débat important et aussi, où se décident les choix de sociétés et les investissements en argent de l’État. Parce que celui-ci est très influencé par les médias. Je m’inquiète de voir une émission de qualité comme Indicatif Présent, animée par Marie-France Bazzo, aborder les arts visuels à partir des aquarelles, des dessins et des peintures d’écrivains, de comédiens ou d’autres intervenants issus de l’industrie du spectacle. Qui oserait parler de littérature, de théâtre et de musique en dehors des professionnels directement concernés ? Si cela se passait ainsi, il y aurait une levée de boucliers de ces milieux ! Que s’est-il produit pour qu’une telle situation devienne acceptable en art contemporain ? Indicatif Présent est un exemple parmi beaucoup d’autres. Ces émissions invitent toujours de vrais géographes, de vrais sociologues, de vrais anthropologues, de vrais écrivains et combien d’autres spécialistes de qualités. Pourquoi les artistes ne se retrouvent plus dans le collimateur de l’information ? Il y a de quoi s’en inquiéter ! Il faut questionner les médias et nous interroger sur notre comportement face à la communication. C’est urgent, si nous voulons occuper la place qui nous revient tant dans la réalité quotidienne que dans l’imaginaire social ! Ceux qui disent le contraire depuis plusieurs années ont mené l’ensemble des artistes vers un cul-de-sac et dans une situation économique désastreuse. Et cette situation, c’est maintenant à votre génération d’y faire face ! Si vous souhaitez vivre de votre art, cela implique un engagement quotidien pour sortir du dilettantisme et travailler à votre intégration en étant présent dans la société.

Concernant ma génération, nous venons d’une époque un peu romantique et mythique relativement à la perception de notre statut d’artiste. Nous avons connu la mythologie de l’artiste souffre-douleur de la fin du XIXe siècle. Et je n’ai pas à revenir sur l’histoire du refus global et de notre aliénation dans la société québécoise. Il s’est passé cinquante ans depuis, et ça suffit! Il faut vous occuper de vous et de votre survie comme artistes, maintenant !

Notre génération s’imaginait avoir un rôle social et une reconnaissance entendue dans la société. Notre engagement en création nous donnait des rôles de curés, d’un haut clergé qui décidait du bon goût du peuple. D’ailleurs, en regardant attentivement notre société culturelle actuelle, dite contemporaine, nous retrouvons tous les comportements cléricaux de la société québécoise des années cinquante, mais laïcisée. De cette génération, nous avons conservé un regard hautain et un peu méprisant sur le public et sur la population. Croyant avoir un pouvoir sur la connaissance que l’on trouve trop complexe pour La partager avec le public, souvent, on l’embrouille d’un regard flou (hors foyer) très répandu en art contemporain.

Notre existence d’artiste et notre reconnaissance, nous l’attendions de l’État et de l’extérieur de ce pays. Personne ne cherchait ailleurs. L’artiste était au-dessus de tout, omettant de poser la question primordiale : comment vivre de son art dans la société québécoise ?

Il me fallait surtout pas poser ce genre de question considérée  » idiote  » : “ comment gagner sa vie comme créateur ” ? Qu’il soit artiste en arts visuels, écrivain ou compositeur, avec une maîtrise en main, le créateur devait se considérer bien au-delà de ce vulgaire questionnement matérialiste ! Alors, la question du marché de l’art dans notre culture, de notre avenir et du public, du sens que prend l’art dans notre société ; pas question d’en parler ! J’imagine que le choc est brutal pour des artistes instruits de découvrir la dure réalité de gagner sa vie. Nous avons longtemps évité de nous questionner sur la place que l’art occupe dans la société québécoise, dans l’enseignement, dans nos familles, chez nos amis, dans l’environnement des villes et des villages. Quel est notre rôle dans le quotidien de notre société, qu’est-ce que le marché de l’art ? Que fait ce public instruit par notre révolution tranquille, à part lire le Journal de Montréal ? Belle introduction à un début de carrière de découvrir que notre pratique s’est enfermée sur elle-même, qu’elle est devenue un art de bénévoles entretenus par l’État; parce que souvent devenu un art sans débouché. Après un tour de piste de quelques années, le nouvel artiste retourne aux études pour faire un doctorat sur sa pratique et changer d’orientation. Le problème est si dramatique que nous évitons de le regarder en face pour ne pas voir le labyrinthe et le cul-de-sac dans lesquels l’artiste s’embourbe, même cinquante ans après le « Refus global ».

Plusieurs s’imaginent indépendants de la politique, de l’économie et de leur communauté et rêvent à l’international. Ils croient candidement qu’un jour, ils seront parachutés sur la grande scène internationale, enfin reconnus par l’autre, lequel aura un tel besoin de leurs œuvres qu’il leur accordera toute la place et s’empressera de les acheter !

Il faut regarder l’histoire des artistes du Québec des cinquante dernières années comme une histoire tragique de l’exil et du désenchantement de New York à Paris à Berlin. Romantisme bien entretenu par une vision du XIXe siècle sur l’artiste dans la société. Ce n’est pas connaître le marché de l’art international de rêver que l’étranger soutiendra nos œuvres, notre culture et nos valeurs à notre place. Il faut être cruel ou stupide pour faire croire ces rengaines à des artistes de génération en génération ! Problème identitaire d’un pays sans bon sens ! À quel titre allons-nous chez l’étranger toujours prisonnier dans l’ambiguïté et notre indécision ? Quelle perception peuvent-ils avoir de nous ? L’art n’a pas à être national dans sa représentation, mais il devrait être soutenu efficacement par des structures nationales !

Je n’ai jamais cru à cette histoire de notre reconnaissance venant de l’étranger. Il faut commencer par se reconnaître soi-même, ici même, et voir ensuite si notre histoire les intéresse. S’imaginer que le Pop Art Américain soit né seulement de bons artistes de New York relève encore du romantisme naïf. Sans l’appui des lobbys d’entreprises, cet art n’aurait pas circulé à travers le monde pour contribuer à l’hégémonie de l’empire des Etats-Unis. Cela a commencé à New York avec l’expressionnisme abstrait des années cinquante, qui a fait table rase de l’hégémonie de Paris comme centre du Monde intellectuel. Quand les œuvres du Pop Art circulaient partout sur la planète, elles n’étaient pas à vendre, elles appartenaient déjà aux grands musées des États-Unis. Parlez-en aux artistes Pops québécois restés dans l’ombre des artistes états-uniens, lors de la rétrospective Pop Art du Musée des beaux-arts de Montréal, il y a quelques années.

Il faut se donner une cote ici en vue du marché des échanges internationaux, une cote soutenue par les collectionneurs de notre société, par l’élargissement des publics et, après seulement, les œuvres seraient remises en donation aux grands musées, comme patrimoine culturel national. C’est de cette façon que l’art fonctionne partout dans le monde occidental : on se donne des valeurs et on les conserve. Cela me semble tellement évident qu’il en est ridicule d’en parler encore en 2004 !

À 19 ans, en 1955 à Mexico, au contact de la culture mexicaine, j’ai commencé à comprendre qu’il faut sortir du mépris que l’on porte à son histoire. Les Mexicains avaient amorcé cet effort de conscience dirigé vers eux-mêmes en remettant les valeurs de l’oligarchie à sa place. En faisant d’abord leur révolution politique, en 1910, et par la suite, en apportant de grands changements culturels durant les années vingt pour redécouvrir une identité allant puiser dans les 3 000 ans d’histoire d’occupation humaine de leur territoire.

Pour bien des myopes Canadiens français, nous serions venus au monde dans les années cinquante. Je me suis alors demandé : ou donc étions-nous sur ce territoire pendant 400 ans ? Peut-être étions-nous en exil dans la veille France ou sur les terres de misères à travailler pour donner une existence au pays, ou encore migrants aux États-Unis dans des emplois de “ Canucks ”! Ainsi, selon les grands prêtres de la culture, en 1950, la culture nous serait apparue, à nous, peuple de misère noire…?

La rencontre avec l’étranger

J’ai toujours aimé cette anecdote de la rencontre d’André Breton avec Frida Kalho. Le Pape des surréalistes, en voyage au Mexique, découvre les peintures de Frida Kalho et pense avoir découvert une grande artiste surréaliste, dont il pourrait intégrer l’œuvre à son mouvement et l’exposer à Paris. Durant la conversation, Frida lui répond que ses peintures ne sont pas surréalistes, que ses œuvres décrivent sa vie, son quotidien, sa tragédie, qu’elles sont réalistes et pas du tout surréalistes! Voilà un certain regard ambigu porté sur l’Amérique vue par l’Europe. Similaires à la rencontre des Jésuites avec les Amérindiens, au début de la nouvelle France; ceux-ci voulaient convertir les “ sauvages ” pour les amener à la « civilisation et à la culture « .

Ce territoire de Métisses

Ma famille habite l’Amérique du Nord depuis des temps immémoriaux. Il est certain que je n’ai jamais eu d’ancêtres ou de Grands–Pères surréalistes. Ils n’avaient pas le temps, étant toujours dans l’urgence de la survie dans ce pays démesuré habité par la magie amérindienne. Je raconte notre histoire pour souligner la distance qu’il y a entre les différentes cultures. Pour ma part, je crois qu’il n’est pas nécessaire que nous appartenions tous à la même histoire de l’art, et que chaque culture doit faire un effort pour apprécier celle de l’autre. J’imagine que cela doit être perçu de la même façon par un Sénégalais, un Philippin ou un Tahitien, lorsqu’ils sont confrontés aux cultures occidentales. J’ai toujours cru que l’art devait incarner la société et le territoire qu’il occupe et que le choix d’aller voir ailleurs arrive après l’affirmation de son identité. Ces artistes que nous connaissons tous et qui ont marqué le XXe siècle, sont la résultante de ce phénomène de croissance d’une société qui s’affirme : de Monet à Pollock, de Tapies à Soulage, de Munakata à Tamayo à Riopelle, etc. L’art peut difficilement exister et s’épanouir sans cette base sociale forte soutenue par une société qui désire construire un avenir collectivement.

Dans notre vie d’artiste, certains soirs de grands vernissages, nous sommes invités à décorer une galerie d’art en compagnie de notre élite culturelle. Parfois aussi, nous recevons des prix et des bourses, quelques médailles lourdes à porter sachant que tout cela nous compromettra dans le mythe de l’artiste qui a réussi socialement. Un jour nous prenons conscience que nous sommes des artistes institutionnalisés ; que le public est souvent absent de nos réseaux; que la bourgeoisie du Québec inc. liquide lentement notre patrimoine pour aller finir ses jours dans les îles du Sud ou dans la Vieille France ! Cette élite, venue des années cinquante, qui devait, après la révolution tranquille, soutenir la culture et aider au développement de la société par son mécénat, elle qui s’est enrichie grâce à cette révolution et à toutes les manifestations culturelles, que fait-elle ? Arrivée à l’âge de la sagesse, elle est en voie de s’exiler avec nos caisses de dépôts et toutes les autres caisses où nous avons placés nos espoirs. On raconte que nous sommes riches de plusieurs centaines de milliards…

Pendant ce temps, les musées (un exemple parmi d’autres) n’ont pas de budgets pour acheter les œuvres des artistes. Il y a là un manque de confiance et une trahison de la part de nos élites. Si personne ne soutient la monnaie du pays, les valeurs s’écroulent ! Soutenir l’art, c’est soutenir ses propres valeurs, sinon il n’y a plus de pays. Il n’est pas nécessaire de s’inscrire à un cours en économie et en gestion de l’art pour comprendre les rouages qui transmettent le patrimoine : il faut l’acquérir ! On croit à nos valeurs si on croit à un avenir ! Sinon, c’est le chacun pour soi et la corruption s’installe comme mode politique. Je crois malheureusement que nous en sommes là ! Dans quel pays habitons-nous ? Nous sommes devenus une société avortée et sans projet social qui s’est dit NON deux fois, qui a voté pour l’insignifiance et choisi des incultes comme guides de son avenir. Ce ne sont pas les premières insignifiances que j’observe! Cela prend de la passion pour dépasser sa condition et poursuivre une recherche toujours présentée sous une fausse identité politique. Même si l’avenir n’est pas assuré et que je ne vois pas poindre le moindre projet de société qui nous sortirait de notre indécision identitaire, je continue mon œuvre et signe ce texte. Voilà mon propos. Je pense qu’il est réaliste. On ne me conte plus d’histoire et je peux en dire long. J’en ai vu passer de jeunes artistes talentueux être consommés comme du  » fast-food  » par le système, pour être ensuite jetés dans le néant de l’histoire de l’art après cinq ans de carrière. Je souhaite de plus en plus voir disparaître l’insignifiance instaurée en système d’exploitation, une des causes du gaspillage de nos valeurs fondamentales.

Je crois qu’il faut agir autrement et prendre conscience que nous appartenons à un mouvement d’ensemble construit sur un ensemble de valeurs fondamentales. Surtout, il ne faut pas croire tout ce que disent les parasites de notre société culturelle (administrateurs, fonctionnaires et autres).

Actuellement, ils sont plus nombreux que les artistes. C’est maintenant à votre génération de brasser la baraque. Ce n’est pas le moment d’aller chercher ailleurs. Si vous choisissez de partir, vous devrez revenir dans les territoires d’Amérique afin de poursuivre notre recherche identitaire. L’exil est terminé. Relisons les écrits de Borduas, lequel, tristement, n’a pas eu la chance de revenir pour finir son travail ; tout comme un autre exilé, Riopelle, qui est revenu poursuivre sa recherche sur le territoire des oies et mourir en exil sur son île au centre du Fleuve Saint-Laurent, entre l’Amérique et son rêve d’artiste.

Aujourd’hui, nous avons souvent l’occasion de partir en voyage mais rarement pour l’exil. Nous en savons plus sur notre appartenance à notre société et sur notre enracinement avec les générations passées grâce aux poètes, compositeurs, artistes, géographes, qui ont nommé nos espaces dans leur travail de pionnier en poésie, en chanson, en théâtre, en musique et en art. Notre territoire est fertile pour la création, mais actuellement, nous manquons d’oxygène, de liberté pour penser hors de la pensée unique. Les artistes en arts visuels doivent participer aux débats sociaux sur la place publique et dans les médias comme le font les cinéastes, les écrivains, les comédiens, les musiciens. Nous avons besoin de têtes qui dépassent, de mettre fin au nivellement statué par la société du refus social, sortir de l’adolescence de groupe, affirmer son art et son existence, par la même occasion. L’art a toujours porté un engagement et une responsabilité qu’il faut signer. Le temps est à l’urgence. Il faut arriver à s’inventer et à créer des structures de diffusion afin de pouvoir vivre de son art et arrêter d’agir en fils et filles de l’État pourvoyeur ; arrêter d’avoir peur de ce que l’autre pense de nous, écrire des livres, des manifestes, passer à la télévision, à la radio, être présent partout. Il faut retrouver le public et en créer de nouveaux pour notre survie comme artistes.

Pour l’instant, face à l’urgence, cessons de comparer notre histoire à celle des autres et posons-nous la question sur notre avenir comme artistes. Il y a du travail à faire dans ce troisième millénaire.

À 68 ans, je suis encore à travailler intensivement à la préparation d’expositions ; à consolider le symposium des Jardins du précambrien ; à préparer des conférences ; ainsi qu’à assister à des réunions municipales sur notre environnement et sur la culture, à Val-David où j’habite. Après 50 ans de lutte en tant qu’artiste à créer hors de l’institution et à voyager entre l’exil et la migration, je ressens l’urgence de bâtir des liens dans notre société. Je travaille depuis dix ans à l’idée de créer de nouveaux publics lors des symposiums à Val-David ; un public que je sais dans l’attente qu’on leur propose quelque chose. Je pense que l’art n’est pas aussi hermétique qu’on le laisse croire ; c’est sa présentation, sa communication et son encadrement trop institutionnel qui le clôturent et l’isolent des publics.

Un rêve d’artiste
Le choix d’un lieu, la fin de l’exil.

J’ai rêvé d’un lieu où l’art de vivre se retrouverait dans les petites choses aux valeurs très simples. De se trouver bien dans l’esprit d’un lieu où l’art est intégré à la vie, comme de terminer sa vie et son œuvre dans l’espace, tel Gaudi terminant sa vie dans sa Cathédrale baroque, à Barcelone. Un lieu pour travailler, pour fêter et regarder vivre la nature, et découvrir que l’art est dans la sensualité des lieux qui se perpétuent à travers le temps. Je me suis mis à rêver, lors de mes promenades en forêts pour observer les champignons, les mélèzes et les bouleaux, que les grandes épinettes nous ressemblent un peu, qu’elles sont frustes, énergiques et denses, et qu’elles occupent bien l’espace de notre forêt laurentienne! Je voulais mettre des noms à toutes ces choses, les nommer comme un poète apprivoiserait les lieux. Oui, j’ai rêvé que j’arrêterais mes migrations, que je ne me déplacerais plus, que je terminerais mon exil ; que ma vie était ici, autour de mon territoire, que le temps… le temps m’était compté. Je voulais me promener en forêt, goûter la nature, la partager et y amener des créateurs pour qu’ils m’aident à comprendre mon territoire. Nommer les différents lieux comme dans une grande galerie d’art, à ciel ouvert, où les sentiers d’arts in situ reproduiraient les creux des plaques reliefs de la gravure sur bois : aménager le territoire telle une grande plaque de merisier s’incarnant dans le précambrien. Mon rêve se réalise peu à peu : les sentiers d’arts in situ sont là dans les Jardins du précambrien; des artistes à l’œil vif y ont laissé des traces; les poètes invités y ont ajouté leurs mots et la sonorité des compositeurs envahit parfois la forêt. En marchant l’automne sur le territoire à la fin de chaque symposium alors que le public a quitté l’endroit, je retrouve mon lieu de solitude et de création et j’entends encore les murmures de l’été : j’entrevois le regard ébloui des enfants et des adultes qui sont venus marcher dans la culture du territoire. Alors, ma vie d’artiste prend un sens!

La mémoire gravée

Dans l’autre siècle de ma mémoire, j’ai gravé des kilomètres de bois, laissé des empreintes et des signes tirés d’un art originel et inscrit des graphies de traits continus. Il me reste la mémoire de l’art et le plaisir du faire, traçant dans la matière sensuelle les courbes du corps. Beaucoup de ces œuvres reposeront dans les sous-sols des collections des musées d’État, dans le silence de l’absence ou dans les sédiments du grand fleuve, vestiges du passage de notre histoire. L’art est mon quotidien depuis cinquante ans. On peut rêver et imaginer que la vie des artistes était plus simple au XIXe siècle. Qu’on se rappelle l’époque de Cézanne, de Monet et de Gauguin, ces artistes que l’on aime pour leurs œuvres. On semble oublier les luttes quotidiennes de ces créateurs à vivre et à créer une œuvre dans leur société, toujours en lutte pour vivre avec les lois du marché de l’époque. Cela n’a rien de romantique, mais nous devons y réfléchir ; c’est la dure réalité de notre condition d’artistes. Par contre, il faut assumer cette réalité jusqu’au bout, prendre les moyens pour vivre de son art et se battre pour son œuvre. Ces artistes du XIXe siècle étaient et sont encore très près de nous par leurs œuvres, mais éloignés par la différence de nos sociétés. Le rôle de l’artiste est resté le même : créer des œuvres de l’ordre du sacré comme des icônes ; donner et transmettre des valeurs que l’on porte en tant qu’artiste.

Je pense encore bien naïvement que l’innovation est toujours devant moi. Je cherche à comprendre sans la lourdeur des mémoires acquises, comme un débutant dans le monde de l’art. J’aimerais terminer ce texte en vous posant une question importante. Vous connaissez bien les nouvelles technologies et vous avez fait vos études ; vous avez analysé l’art, psychanalysé son contenu, et vos professeurs vous ont indiqué les œuvres à retenir des artistes inscrits dans l’histoire. Alors, je vous pose cette question qui est de Paul Gauguin : « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? »

René Derouin

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